Les doutes
Est-ce la période hivernale, où un rare soleil pâle peine à éclairer les ténèbres qui s’insinuent, ma fréquentation rendue assidue d’hypermarchés du bricolage où je me sens aussi étrange-ère qu’une Inuit dans le raid photo d’un gigantesque zoo— ou d’une Anarresti sur Urras peut-être [1] ? ou encore la lassitude de constater à quel point la transformation de véhicule et le monde du véhicule de loisir sont des marchés plus que juteux, difficile de ne pas m’interroger sur le bien fondé de mes aspirations.
En recherche d’optimisation, la fréquentation plus assidue aussi de l’hypocrisie cynique des discours marketing et la crainte de ne plus bien savoir si j’arrive encore à résister à la mascarade ou si je m’y laisse embobiner, confrontée à ma propre bêtise, à ma propre folie peut-être...
Tout d’un coup, la validité de ma démarche se met à tituber.
Me redemander pourquoi partir quand la sagesse inviterait au contraire à m’ancrer sur un lopin de terre où vivre sobrement autour d’un verger, d’un potager, quelques poules, un habitat simple et le plus écologique possible... Me tenir à l’écart de toute cette folie que je ne suis pas sûre d’avoir la force de côtoyer, à laquelle mon projet risque de m’obliger à me frotter trop régulièrement.
Désespoir de l’espèce humaine aussi, j’avoue, un accès de misanthropie et la phobie de la bêtise me reprend, malgré parfois, c’est vrai, les belles rencontres, un sourire, un mot avec des inconnus échangé, lueur rassurante.
Tout cela devient alors si futile.
Devoir attendre un mois des produits dont la livraison est sans cesse retardée... 8 mars, puis 20 mars, puis mi-avril, fin mai... Et si c’était un « message », un « signe du destin » pour me dissuader, il n’est pas encore trop tard pour faire machine arrière, tout arrêter. Comment donner du sens à ces bâtons dans les roues ? sont-ils les tests d’une motivation ? les présages ? les balises d’un cheminement qui ne serait pas « juste », pas le bon ? Les justes chemins sont-il d’ailleurs toujours bordés par la facilité ? Ces signaux en sont-ils et y a-t-il un sens à donner à tout ça, sinon l’impatience et l’incapacité de se laisser porter, parce qu’il est toujours tellement mieux de s’imposer des délais, des contraintes, des objections. Et puis serai-je capable de venir à bout des travaux ? venir à bout de ce gros casse-tête de voyage... et après... en serai-je capable ? mener à bien ce projet.
La représentation que j’en ai, à quoi correspond-elle ? Ne serais-je en train de me leurrer ? courir après un fantasme ? une lubie ?
— et surtout en ce moment !
Quelle est cette voix que je ne me connais pas ?
À quoi bon faire tout ça si c’est pour finalement m’enfuir dans un recoin isolé.
Et s’il était plus sage de ne rien faire.
Je doute donc je suis.
Je n’ai jamais aimé Descartes.
Alors qu’il semble important en ce moment de commémorer l’angoisse, une première année sans soleil... la lumière heureusement commence à reparaître. Un peu plus vigoureuse chaque jour, le printemps approche.
Ce n’est pas forcément la raison qui parle, c’est vrai, mais tout le reste. Je sais que le lopin de terre serait plus sage, mais ce sera pour après. Il me faut d’abord trouver le « où ». Et puis il me faut bouger, expérimenter, me sentir vivre plutôt que me (’en-)terrer. Laisser ma curiosité s’exprimer, se nourrir. Voir, découvrir, rencontrer, partager. Ce n’est pas la raison qui parle, c’est tout le reste. Un besoin profond, une nécessité. Avoir foi. Comment avais-je pu oublier.
Et puis ces mots de Théodore Monod
Malgré les doutes, malgré les blessures,
il faut croire quand même,
espérer quand même, aimer quand même...
Théodore Monod, l’homme qui trouva une fleur inconnue dans un désert.
Source image : https://science.mnhn.fr/taxon/species/monodiella/flexuosa